« Quand on parle de bien-être aujourd’hui, c’est égoïstement, pour se protéger »
Interview
- Se soucier d’autrui, ce n’est ni vain ni gentillet. C’est au
contraire une porte ouverte vers les enjeux globaux, selon la philosophe
Sandra Laugier, qui a introduit en France le concept de « care ».
Il est temps d’abroger le règne du plus : plus riche, plus performant,
plus longtemps. Mais comment faire ? Pour mieux vivre au travail, dans
notre environnement et entre nous, Terra eco donne la parole aux
experts. Premier épisode avec Sandra Laugier. Elle est professeure de
philosophie à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, spécialisée en
philosophie contemporaine (J.L. Austin, Ludwig Wittgenstein). Elle a
initié plusieurs champs d’études interdisciplinaires, notamment
l’éthique du care.
Sur le plan moral, philosophique et même en matière de recherche
scientifique, on ne se soucie guère du bien-être des humains qui sont à
distance. Il y a là une forme de régression. Autant les gens sont très
attentifs à leur sécurité locale, autant ils ne le sont pas à un progrès
qui pourrait bénéficier à tout le monde… ou en tout cas un peu aux
autres ! C’est d’ailleurs la force de la réflexion environnementaliste :
cette idée d’une responsabilité globale et la prise de conscience que
toutes les conquêtes sociales des pays du Nord n’ont bénéficié qu’à une
toute petite partie de l’humanité. Malheureusement, aujourd’hui, devant
les difficultés immédiates, on ne tient pas tellement compte de ces
enjeux globaux : quand on parle de bien-être, c’est d’une façon
relativement égoïste, pour se protéger… D’où mon intérêt pour les débats
autour du care.
Ce concept, qui a émergé dans les milieux féministes américains dans les années 1980, recoupe toutes les acceptions du mot traduit en français : soin, attention, préoccupation, prévenance… Il s’intéresse aux actions empathiques entre les personnes, au souci de l’autre. Comment peut-il nous aider à comprendre le monde contemporain ?
L’idée, c’est de dire que l’attention qu’on peut avoir pour les autres est une valeur morale centrale autant que d’autres, plus abstraites, comme le bien, l’impartialité, la justice. Ce concept concerne tout un domaine historiquement associé aux activités féminines, celles du privé, auquel on refuse la pertinence politique. Il est peu considéré, « invisibilisé », alors qu’il est indispensable au fonctionnement de la société. On vit dans une société qui est dans un déni complet de ce qui la rend possible au quotidien. Le care a mis en évidence que l’on dépend, même quand on a l’air indépendant et puissant, de tout un tas de gens. En 2007, après son départ du ministère de l’Intérieur, Claude Guéant disait avoir réappris à se servir lui-même d’un téléphone…Le care permet-il de retrouver de l’espoir en temps de crise ?
Le désespoir est une forme de désillusion utile, ce n’est pas forcément négatif. Dans l’espoir, il y a l’idée que les choses vont arriver d’elles-mêmes, alors que les choses ne peuvent arriver que si l’on agit. L’important finalement, ce n’est pas l’espoir ou le désespoir, mais l’idée que c’est en essayant soi-même de faire avancer tel ou tel problème qu’on améliore les choses. Il ne s’agit pas de croire à une grande marche générale de l’humanité vers le progrès. On en arrive à la question du travail bien fait, fait correctement. C’est de plus en plus difficile, car beaucoup estiment ne pas bénéficier des conditions favorables. Mais quand on y arrive, ça donne de l’espoir… et c’est ce qu’il y a de plus angoissant, car cela signifie qu’il y a des choses qui dépendent de nous. Le domaine de l’action humaine, c’est à la fois de l’espoir et de l’inquiétude.
Que va devenir le concept du care ? Une boîte à outils ?
Une boîte à outils, oui, mais avec des outils tranchants, percutants et critiques. Le care, c’est faire apparaître et entendre des choses qu’on ne voit pas, qui ne vont pas. C’est montrer que le social, ce n’est pas seulement des institutions et de la politique, mais aussi et d’abord des relations humaines. Et comme, à la base, ce sont des affects, on peut s’approprier le concept. C’est très fondamentalement démocratique, car personne n’est exclu : tout le monde est dans des relations de care. Du coup, ce concept porte une force d’espoir. —
(1) « Contre l’indifférence des privilégiés », de Carol Gilligan, Arlie Hochschild et Joan Tronto (Payot, 2013)
Sandra Laugier, auteure de :
Tous vulnérables ? (Payot, 2012)
Le souci des autres, de Sandra Laugier et Patricia Paperman (EHESS, 2006)
Qu’est-ce que le care ?, de Sandra Laugier, Pascale Molinier et Patricia Paperman (Payot, 2009)
Source : extrait de l'article publié par terraeco.net, le 29 août 2013
Une boîte à outils, oui, mais avec des outils tranchants, percutants et critiques. Le care, c’est faire apparaître et entendre des choses qu’on ne voit pas, qui ne vont pas. C’est montrer que le social, ce n’est pas seulement des institutions et de la politique, mais aussi et d’abord des relations humaines. Et comme, à la base, ce sont des affects, on peut s’approprier le concept. C’est très fondamentalement démocratique, car personne n’est exclu : tout le monde est dans des relations de care. Du coup, ce concept porte une force d’espoir. —
(1) « Contre l’indifférence des privilégiés », de Carol Gilligan, Arlie Hochschild et Joan Tronto (Payot, 2013)
Sandra Laugier, auteure de :
Tous vulnérables ? (Payot, 2012)
Le souci des autres, de Sandra Laugier et Patricia Paperman (EHESS, 2006)
Qu’est-ce que le care ?, de Sandra Laugier, Pascale Molinier et Patricia Paperman (Payot, 2009)
Source : extrait de l'article publié par terraeco.net, le 29 août 2013
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